Note de lecture
Emile POUGET, Le Sabotage (1911)

Alors que la grève des cheminots lors de l'automne dernier s'est achevée, entre autre, sur plusieurs sabotages coordonnés, en divers points de l'hexagone, il convient de se questionner et de se documenter sur ce phénomène social et politique. Petit manuel des différents procédés et analyse efficace de ces pratiques, la lecture du Sabotage d'Emile Pouget ravira les convaincus et fera réfléchir les autres. Car même si aujourd'hui les bureaucrates syndicaux s'indignent à la place du patron lorsqu'on s'attaque à l'instrument de travail, cette pratique du sabotage a une histoire, en tant que pratique du mouvement ouvrier, et même du mouvement syndical, lorsque les syndicats étaient encore lutte de classe et qu'ils n'avaient pas presque tous viré collabos. Rappelons qu'Emile Pouget, anarchiste, créateur du journal Le Père Peinard, fut inculpé et emprisonné plusieurs fois. Il fut aussi l'un de ceux qui marquèrent de leur empreinte le syndicalisme français du début du XXème siècle, et que l'on nomme depuis les anarcho-syndicalistes, en combinant les exigences de la grève générale et de l'action directe.

« Dès qu'un homme a eu la criminelle ingéniosité de tirer profit du travail de son semblable, de ce jour l'exploité a, d'instinct, cherché à donner moins que n'exigeait son patron » (p. 7). Ainsi débute le sabotage, manifestation de « l'antagonisme irréductible qui dresse l'un contre l'autre le capital et le travail » (p. 7). Le sabotage est donc une riposte contre l'exploiteur, une riposte de victime, celle de l'exploité. Et puisqu'ils considèrent le travail comme une marchandise, ça commence avec l'application du principe « à mauvaise paye, mauvais travail », donc on s'attaque à la quantité des objets produits.

Le sabotage s'applique ensuite à la qualité des objets produits, pour les rendre invendables. On s'attaque aussi à la machine, à l'outil. Ça empêchera toujours les jaunes de briser les grèves ! Et « il faut que les capitalistes le sachent : le travailleur ne respectera la machine que le jour où elle sera devenue pour lui une amie qui abrège le travail, au lieu d'être comme aujourd'hui, l'ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs » (p. 25). Pouget ajoute que le sabotage n'est pas nouveau : les capitalistes le pratiquent déjà, tous les jours et à grande échelle, par la mauvaise qualité voulue des produits, par la diminution des salaires. C’est un sabotage sur le ventre des prolétaires... Il est donc nécessaire de rendre le sabotage conscient et de l'ériger en pratique, au même titre que la grève.

Parce que le sabotage découle de la conception capitaliste selon laquelle le travail est une marchandise. En toute logique capitaliste le patron essaie d'arracher cette marchandise au meilleur prix. Mais le travail est le résultat d'un effort humain, celui d'un homme, capable de révolte. De toute manière le contrat de travail est déjà biaisé car il ne s'agit pas d'un accord neutre entre deux individus égaux : l'un est là pour gagner son pain, l'autre pour avoir encore plus de caviar et il impose ses conditions. Aussi il ne peut y avoir d'entente durable entre patrons et ouvriers, tout juste des trêves, des armistices, car tout oppose exploiteurs et exploités, les intérêts comme l'idéal.

Et qu'on ne vienne pas objecter au sabotage une question de morale, car comme il y a deux classes distinctes, celle des riches et celle de ceux qui doivent bosser pour (sur)vivre, il y a aussi deux morales distinctes. Un exemple parlant : selon les riches l'oisiveté est un vice, mais elle est un vice seulement chez les pauvres ! Une morale naturelle ne donnerait le travail comme désirable seulement pour autant qu'on en a matériellement besoin. Or les capitalistes ont organisé une morale, à coup de discours de philosophes, faisant passer le travail pour sacré. Tout ce qui vise à produire moins est qualifié d'immoral. Cette morale dominante imprègne et pollue la vie des pauvres de la naissance à la mort : tableau d'honneur et félicitations à l'école, image du bon ouvrier, médaille du travail pour le meilleur esclave… Il serait donc inutile de vouloir juger le sabotage avec la morale bourgeoise, comme tout autre acte prolétarien d'ailleurs. Ce serait faire abstraction de l'état de guerre permanent entre le capital et le monde du travail.

Le sabotage consiste donc principalement en un ralentissement de la production pour ceux qui sont payés à la journée ou plus, en une diminution de la qualité pour ceux qui sont payés à la tâche, à la pièce, ou/et encore en rendant inutilisable l'instrument de production. Pouget insiste sur le fait que le consommateur ne doit pas être lésé, « ne doit pas souffrir de cette guerre faite à l'exploiteur » (p. 51). Mille petits autres procédés peuvent s'y ajouter, par exemple celui de la « bouche ouverte » qui balance toutes les saloperies faites par le patron, afin de faire le vide autour de lui. Car il y a toujours des employés au courant des arnaques pratiquées par le patron. Parallèlement à tout ces sabotages sans quitter son poste de travail il faut ajouter que le sabotage peut aussi être un puissant allié en cas de grève. Notamment en sabotant l'outil de production pour d'une part pourrir le travail des jaunes et d'autre part empêcher le remplacement des grévistes. Pouget qualifie de premier devoir le fait de réduire à l'impuissance les instruments de travail en cas de grève, en faisant cette besogne en même temps, dans les centres importants et au moment de la déclaration de la grève. Car sans ça les travailleurs vont à la défaite, ce n'est donc pas une question de plaisir, mais de motivation. Du sabotage des machines dépend le succès ou l'échec d'un mouvement.

Un autre procédé moins connu est celui de l'obstructionnisme, qui consiste à faire son travail avec le plus grand soin possible, engendrant ainsi une lenteur excessive n'étant que le résultat de l'application des circulaires et règlements. Et là ça peut foutre un bordel et un retard qu'on imagine même pas ! Pouget le décrit très bien avec l'exemple des chemins de fer. En général le patron, l'Etat, cède assez rapidement. Un autre procédé encore peut être celui de la gratuité des services, des transports, des produits...

Le camarade Pouget conclut en rappelant le principe de base : le sabotage a toujours pour but de viser le patron à la caisse. Et ceux qui s'indignent contre le sabotage, comme par hasard on ne les entend jamais brailler contre le sabotage pratiqué par la société capitaliste. Et pour cause, car ce sont les bénéficiaires de ce sabotage-là ! Patrons, ministres, bureaucrates syndicaux, à bon entendeur... Le sabotage capitaliste s'étend à toutes les dimensions de la vie et à la vie elle-même. Le sabotage prolétarien ne vise que les coffres-forts. Alors, à l'heure où ceux qui prétendent nous défendre collaborent avec les riches, n'oublions pas que tout système possède son point faible, à nous de le trouver.

Emile Pouget, Le Sabotage, http://kropot.free.fr/Pouget-sabotage.htm