L’Appel d’outre-tombe
« La concurrence »
« La
concurrence est l'expression la plus parfaite de la guerre de tous contre tous
qui fait rage dans la société bourgeoise moderne. Cette guerre, guerre pour la
vie, pour l'existence, pour tout, et qui peut donc être, le cas échéant, une
guerre à mort, met aux prises non seulement les différentes classes de la
société, mais encore les différents membres de ces classes; chacun barre la
route à autrui; et c'est pourquoi chacun cherche à évincer tous ceux qui se
dressent sur son chemin et à prendre leur place. Les travailleurs se font
concurrence tout comme les bourgeois se font concurrence. Le tisserand qui
travaille sur un métier entre en lice contre le tisserand manuel, le tisserand
manuel qui est sans travail ou mal payé contre celui qui a du travail ou qui
est mieux payé, et il cherche à l'écarter de sa route. Or, cette concurrence
des travailleurs entre eux est ce que les conditions de vie actuelles ont de pire
pour le travailleur, l'arme la plus acérée de la bourgeoisie dans sa lutte
contre le prolétariat. D'où les efforts des travailleurs pour supprimer cette
concurrence en s'associant; d'où la rage de la bourgeoisie contre ces
associations et ses cris de triomphe à chaque défaite qu'elle leur inflige.
Le prolétaire est démuni de tout; il ne peut vivre un
seul jour pour soi. La bourgeoisie s'est arrogé le monopole de tous les moyens
d'existence au sens le plus large du terme. Ce dont le prolétaire a besoin, il
ne peut l'obtenir que de cette bourgeoisie dont le monopole est protégé par le
pouvoir d'État. Le prolétaire est donc, en droit comme en fait, l'esclave de la
bourgeoisie; elle peut disposer de sa vie et de sa mort. Elle lui offre les
moyens de vivre, mais seulement en échange d'un « équivalent », en
échange de son travail; elle va jusqu'à lui concéder l'illusion qu'il agit de
plein gré, qu'il passe contrat avec elle librement, sans contrainte, en être
majeur. Belle liberté, qui ne laisse au prolétaire d'autre choix que de
souscrire aux conditions que lui impose la bourgeoisie ou de mourir de faim, de
froid, de s'allonger tout nu pour dormir avec les bêtes des bois. Bel
« équivalent », dont le montant est laissé à l'arbitraire de la
bourgeoisie ! Et si le prolétaire est assez fou pour préférer mourir de faim,
plutôt que de se soumettre aux « équitables » propositions des
bourgeois, « ses supérieurs naturels », eh ! bien, il s'en
trouvera bien vite un autre qui accepte, il y a assez de prolétaires de par le
monde, et tous ne sont pas si insensés qu'ils préfèrent la mort à la vie.
Voilà
quelle est la concurrence des prolétaires entre eux. Si tous les prolétaires
affirmaient seulement leur volonté de mourir de faim plutôt que de travailler
pour la bourgeoisie, celle-ci serait bien contrainte d'abandonner son monopole.
Mais ce n'est pas le cas; c'est même une éventualité quasiment impossible et
voilà pourquoi la bourgeoisie continue d'être de bonne humeur. (…)
Pour parler français :
le travailleur est, en droit et en fait, l'esclave de la classe possédante, de
la bourgeoisie; il en est l'esclave au point d'être vendu comme une marchandise
et son prix monte et baisse tout comme celui d'une marchandise. Si la demande
de travailleurs augmente, leur prix monte; si elle vient à baisser, leur prix
diminue; si elle baisse au point qu'un certain nombre de travailleurs ne sont
plus vendables et « restent en stock », ils sont laissés pour compte et comme
ce n'est pas une occupation qui fasse vivre son homme, ils meurent de faim.
Car, pour parler la langue des économistes, les sommes dépensées à leur
entretien ne seraient pas « reproduites », ce serait de l'argent jeté par les
fenêtres et nul ne gaspille son capital de la sorte. Et, dans cette mesure, la
théorie de la population de M. Malthus est parfaitement juste. Toute la
différence par rapport à l'esclavage antique pratiqué ouvertement, c'est que le
travailleur actuel semble être libre parce qu'il n'est pas vendu tout
d'une pièce, mais petit à petit, par jour, par semaine, par an, et parce que ce
n'est pas un propriétaire qui le vend à un autre, mais bien lui-même qui est
obligé de se vendre ainsi; car il n'est pas l'esclave d'un particulier, mais de
toute la classe possédante. Pour lui, la chose au fond n'a point changé. »
Friedrich Engels. Extrait
de La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845)