Carnet de voyage en pays occupé
Sixième partie. Bethléem et
fin du voyage
A Bethléem nous avons rendez-vous avec A., un contact qui nous a
été donné par une infirmière anglaise rencontrée
à Jérusalem. Nous nous interrogions sur l'exercice du droit et de la justice
israélienne sur la population des territoires palestiniens. A. travaille dans
une organisation d'assistance et de soutien aux familles de Palestiniens
incarcérés. Il nous explique que dans les territoires occupés, c'est la justice
militaire qui s'applique sur la population. Depuis 2000 notamment, la loi
israélienne permet d'arrêter tout Palestinien sans charge au prétexte de
préserver la sécurité d'Israël. A partir de 14 ans, les enfants sont traités
comme des adultes. Avant d'être incarcérés, les prisonniers arrêtés au combat,
mais aussi simplement pour jets de pierre ou participation à une manifestation,
passent des interrogatoires musclés. Pieds et mains attachés, ils reçoivent des
coups, les soldats sautent sur eux à pieds joints, les aspergent de gaz
lacrymogène. Au bout d'une ou deux séances, ils avouent n'importe quel délit,
même mineur, mais suffisant pour passer devant un tribunal militaire. Le
jugement est expéditif, souvent l'accusé est défendu par un avocat commis
d'office. En prison, aucune visite n'est possible : non seulement la
famille n'est pas plus autorisée à se déplacer dans son propre pays que
n'importe qui d'autre, mais elle n'a évidemment pas le droit de se rendre en
territoire israélien. Les cellules ne font guère plus que la taille d'un lit,
sans WC, les prisonniers ont l'autorisation de s'y faire accompagner une fois
par jour.
A. nous montre une vidéo. Un gamin de 12 ans témoigne. Il s'est
fait arrêter pour avoir jeté des pierres contre des soldats. Si une véritable
condamnation à de la prison n'est possible qu'à partir de 14 ans, à partir de
12 ans les enfants peuvent faire l'objet d'une mesure plus courte de détention
préventive. Le gamin raconte avoir tenté de se suicider par deux fois :
l'une en essayant d'avaler des lames de rasoir, l'autre en se pendant. Les
images montrent les difficultés qu'a éprouvé sa famille à avoir de ses
nouvelles. Au terme de la mesure de détention provisoire, il est libéré sous
condition pendant un an. On le prévient qu'à ses 14 ans il sera traduit à
nouveau devant le juge militaire. Le gamin n'attendra pas cette échéance. Il y
a deux mois, il a été abattu dans une rue de Bethléem. A. nous raconte l'issue
de cette histoire avec beaucoup d'émotion. C'est lui qui s'était occupé de sa
famille.
Lorsque l'on se promène dans les rues de Bethléem, impossible de
ne pas voir cet imposant mur qui serpente la ville de toute part. Au cœur de
Bethléem, se trouve le tombeau de Rachel, le troisième lieu saint du judaïsme.
Pour inclure ce monument dans son territoire, Israël fait entrer le mur au beau
milieu de la ville, entourer le tombeau et ressortir de la ville, si bien qu'il
est devenu impossible pour la population locale de la traverser sans effectuer
un important détour. Le mur zigzague véritablement entre les bâtiments. Nous
croisons certaines maisons littéralement encerclées par ce mur vertigineux
bouchant la vue de la quasi-totalité des fenêtres. Ce mur de huit mètres de
haut est semblable à un bras qui pénètre en plein centre de Bethléem. En
s'éloignant un peu sur les hauteurs de la ville nous croisons avec surprise des
bergers qui font paître leurs chèvres en pleine ville sur un maigre carré
d'herbe. Nous en comprenons rapidement la raison : arrivés à une certaine
hauteur nous pouvons apercevoir de l'autre côté du mur des hectares entiers de
champs d'oliviers confisqués à la population de Bethléem.
Pour nous, il est temps de quitter la Palestine, mais nous ne
sommes pas au bout de nos surprises. Nous nous rendons à l'unique check-point
qui sépare Bethléem de Jérusalem. Les deux villes sont distantes d'à peine une
dizaine de kilomètres. Avant la construction du mur et l'annexion de la
totalité de la ville de Jérusalem par Israël, de nombreux Palestiniens s'y
rendaient pour travailler, étudier, se soigner. Aujourd'hui, certains y sont
encore autorisés à condition de présenter un laisser-passer obtenu sur
présentation d'un contrat de travail ou d'un document attestant d'une nécessité
médicale impérative. Pour ceux-là, chaque jour est fait de patience. Au pied du
mur, un parking où voitures et taxis déposent leurs passagers et où des
vendeurs de boissons et de nourriture soulagent un peu les candidats à la
traversée de leurs longues heures d'attente. Le long du mur, une étroite cage
s'étend sur plusieurs centaines de mètres dans laquelle les gens font la queue
avant de le traverser. C'est vers 4 ou 5h du matin que c'est le plus
impressionnant. A l'heure ou nous y sommes, il y a peu de monde.
Mais P., la photographe chez qui nous avons dormi la veille,
nous a montré des photos prises en cette heure matinale : on y voit des
centaines de personnes parquées qui attendent comme des bestiaux dans cette
cage, certains finissant leur nuit au sol. Impossible de se représenter comment
on peut attendre ainsi quotidiennement, qu'il pleuve, vente ou même gèle, en
bonne santé ou bien malade si l'on doit se rendre à Jérusalem pour des soins.
Arrivés au bout de la cage, on traverse le mur pour entrer dans un immense
hangar de la taille d'un hall d'aérogare. Ici, il faut encore attendre,
longtemps, en suivant les zigzags des barrières, avant de passer le premier
grand tourniquet. Puis, un soldat derrière une vitre ordonne à tout le monde
d'enlever son sac, sa veste, sa ceinture, de vider ses poches et de les poser
sur le tapis roulant du scanner. Une lumière passe du rouge au vert pour
signaler que l'on peut passer le portail électronique. Derrière une autre
vitre, un soldat fait signe de présenter ses papiers, il les contrôle
longuement, puis les retend froidement en faisant signe d'avancer. S'il est de
bonne humeur, il ne dit pas un mot. Au moindre souci, il hurle et renvoie sans
discuter l'individu d'où il vient. Une fois sortis du côté israélien, nous
voyons les bus et les voitures israéliennes qui, elles, ont droit à un passage
dédié et facilité. Au dessus, trône encore cet immense panneau signé par le
ministère du tourisme israélien qui lance : « Que la paix soit avec
vous ». Il est destiné aux pèlerins chrétiens semblables à ceux que nous
avions rencontrés à l'auberge de Jérusalem. Des territoires occupés, ils ne
voient rien. Des bus de tourisme passent par cette entrée pour les déposer
directement devant l'église de la nativité. A côté d'elle, ils sont emmenés
dans une supérette de souvenirs où l'on peut acheter vierges et crucifix pour
touristes avant de repartir comme ils sont arrivés.
Avant de quitter Israël nous avons un peu de temps devant nous
et décidons tout de même d'aller voir la tombe de Rachel. Nous prenons une de
ces navettes qui font l'aller-retour toutes les heures. A son arrivée, nous
nous retrouvons dans un bus rempli de familles juives orthodoxes habillées
selon la tradition. Les femmes sont devant et les hommes derrière. Dans le bus
pas un mot, pas un bonjour. Le bus s'engouffre entre ces deux murs dans la
ville de Bethléem. A droite comme à gauche nous ne voyons rien à l'exception de
ces imposantes plaques de béton qui défilent. Le voyage est long et nous
pensons à ce que nous venons de voir de l'autre côté, cette ville fendue en
deux par ce mur, des gens séparés de leurs voisins, et des terres confisquées.
Arrivés devant le tombeau, le bus nous dépose juste devant l'entrée. Il n'y a
rien d'autre à voir dans ce cul-de-sac. Une fois à l'intérieur, interdit d'en
ressortir avant que la navette suivante n'arrive. La tombe est à cheval sur
deux pièces : une face réservée aux femmes, les trois autres pour les
hommes. Ici, comme devant le mur des lamentations, on prie à haute voix des
heures durant en ce balançant d'avant en arrière. A nouveau, comme à Jérusalem,
nous pensons au prix que le fanatisme religieux fait payer à un peuple entier.
Impossible pour nous d'oublier ce mur qui s'impose devant nous et de tous les
côtés. Mais ces fidèles semblent ne pas y songer une seconde. Au vu de
l'accueil qui nous a été réservé en montant dans le bus, nous n'oserons pas
nous aventurer à poser une quelconque question.
Notre avion est à quatre heures du matin. Avant de nous rendre à
l'aéroport nous refaisons un passage à l'auberge de Jérusalem. On nous a
prévenu que pour toute personne s'étant rendue dans les territoires occupés, il
est indispensable de se débarrasser de toute trace avant le contrôle de
sécurité de l'aéroport Ben Gurion. Il nous faudra tout vider, tout trier.
Chaque poche de pantalon doit être vérifiée. Nous nous séparons du moindre
ticket de bus. Nous passons dans un cyber-café pour graver toutes nos photos et
enregistrements audio sur CD avant de les effacer. Nous faisons un détour par un
bureau de poste de Jérusalem-Ouest d'où nous envoyons en recommandé les CD
ainsi que nos carnets de notes et tout ce dont nous ne voulons pas nous
séparer. En prenant le taxi pour l'aéroport nous croisons le chantier du futur
tramway de Jérusalem au parcours contesté : il doit relier le centre de la
ville à 3 colonies en plein territoire occupé. Ce chantier illégal au yeux du
droit international a été confié à deux célèbres entreprises multinationales
françaises : Alstom et Veolia-Connex. Comble de l'histoire, là où nous
nous trouvons est en construction une immense place flambant neuve qui doit
accueillir de nombreux commerces ainsi que l'une des plus importantes station
du tramaway. Son nom : Tsahal square, place de l'armée israélienne.
Nous arrivons à l'aéroport. Consigne nous a été donnée d'arriver
au moins trois heures avant l'enregistrement. Ici, la procédure de sécurité n'a
rien à voir avec la plupart des aéroports. Nous avons droit à un véritable
questionnaire en bonne et due forme : d'où venez vous? Qu'avez vous fait
en Israël? Vous êtes vous rendus en territoire occupé? Avez-vous rencontré
quelqu'un que vous ne connaissiez pas? Vous a-t-on remis un paquet? Pourquoi
avez-vous un visa algérien sur votre passeport? Qu'êtes vous allé faire en
Algérie? Connaissez-vous des Algériens? etc. etc. Nous devons passer ensuite
nos sacs dans un immense scanner de la taille d'un gros container de
semi-remorque. Il y en a plusieurs alignés les uns à côté des autres. Puis, un
peu plus loin, pour certains c'est la véritable fouille. Ce sera notre cas.
Tout est vidé, jusqu'au linge sale. Les ordinateurs portables sont allumés,
passés dans une machine, les appareils photos et téléphones portables
également. Notre enregistreur numérique n'a plus de pile et nous n'avons pas le
chargeur ; on nous signale que son contenu ne pouvant être inspecté, il
nous sera confisqué. Nous nous fâchons, mais la responsable nous rétorque en
une phrase : mon seul souci est la gestion de la sécurité dans cet
aéroport, pas la valeur de votre appareil ; si vous n'êtes pas satisfaits,
rien ne vous oblige à revenir en Israël. On nous promet que l'appareil sera
renvoyé par le même avion dans quelques jours. Ce sera le cas une quinzaine de
jours plus tard, après plusieurs coups de fil de réclamation. Nul doute que
toute cette procédure n'a pour objectif que d'entretenir le climat de terreur.
Une fois rentrés
chez nous, il nous aura fallu plusieurs mois de recul avant de pouvoir revenir
sur cette expérience et en parler sereinement. Au-delà des conditions de vie
infligées à la population palestinienne, c'est sûrement l'incroyable esprit de
résistance qui restera gravé dans notre
mémoire : celui des Palestiniens, mais surtout celui, à Bil'in, où
Palestiniens et activistes d'Israël et du monde entier sont unis contre les
armes impérialistes. Loin des préjugés véhiculés par les médias sur le
fanatisme et le terrorisme, de Palestine il nous reste l'image d'une population
formidablement ouverte sur le monde, avec laquelle on peut librement et
facilement partager un point de vue qui ne répond pas nécessairement aux mêmes
problématiques. A Bil'in notamment, nous avons vu paysans palestiniens sans
terre, anarchistes israéliens et anti-impérialistes occidentaux unis avec la
même ferveur pour défendre des valeurs identiques.