Carnet de voyage en pays occupé
Troisième partie. Ramallah et Bil'in
Sur
la route de Ramallah, nous passons 4 check-points sans trop de difficultés, si
l'on considère que l'attente est l'ordinaire des déplacements en Palestine. Au
passage du dernier, par exemple, nous faisons deux fois la queue : arrivés
à hauteur des soldats, le chauffeur du taxi force un peu le passage, pressé de
peur de ne pas avoir le temps de revenir à Jénine avant la nuit. Un jeune
soldat s'avance fâché pour lancer sévèrement « Même Abou Mazen patiente
ici comme tout le monde ! Retourne derrière ! ». Par sa
remarque ce soldat ne fait que souligner à quel point cette politique
d'occupation est illégitime et absurde, faisant que le président palestinien
lui-même n'est pas libre de ses déplacements dans son propre pays. Le jeune
soldat confisque le permis du chauffeur et nous renvoie en bout de queue pour
une demi-heure d'attente supplémentaire, tandis que, sur le côté, plusieurs
personnes sont alignées en plein soleil et se font vider le véhicule.
Ramallah
est grouillante d'activité et de vie. En journée, on n'y ressent peu le
conflit. Les rues principales sont bondés, les cafés et restaurants pleins. On
y croise beaucoup d'internationaux et d'innombrables étudiants se rendant à la
fac leurs livres sous le bras. L'ambiance de la capitale est à l'opposé de
celle du camp de réfugiés de Jénine. Une marque du conflit ne peut pourtant pas
nous échapper. Il s'agit de la Mouqata'a, le siège de l'autorité palestinienne.
C'est une ancienne caserne militaire anglaise, vestige d'une autre époque coloniale.
Elle est en reconstruction après qu'en 2002 l'armée l'ait partiellement
détruite en même temps que celle des autres grandes villes du pays. C'est ici
que Yasser Arafat a été maintenu assiégé pendant deux ans jusqu'à sa mort. Il y
est également enterré, Ariel Sharon ayant refusé qu'il le soit à Jérusalem.
Deux soldats palestiniens nous appellent et nous font entrer discrètement
derrière les palissades pour nous montrer l'avancement des travaux. Pas sûr que
ce soit la règle, mais la gentillesse de ces deux là contraste avec l'arrogance
et le zèle des soldats israéliens. Ils nous proposent de prendre des photos et
nous plaisantons sur leurs armes toutes usées, comparées à celles des
combattants de Jénine. L'autorité palestinienne reçoit son matériel en seconde
main d'Israël. « Même pas sûr qu'ils fonctionnent ! »
nous dira en plaisantant l’un d’eux.
L'université
de Birzeit est la plus grande du pays. Nous tombons en pleine journée électorale.
Ce soir, seront proclamés les résultats de l'élection des représentants
étudiants au conseil de l'université. Nous faisons connaissance avec A., un
jeune étudiant militant qui fait tout son possible pour que nous y assistions.
Avant d'y parvenir, nous patientons une bonne heure devant la grille du campus
sur laquelle nous ne manquons pas de remarquer le panneau avec une arme barrée.
Seuls les étudiants munis de leur carte sont autorisés à pénétrer en ce jour
particulier. Nous croisons un cortège d'étudiantes vêtues et voilées à
l'identique, arborant écharpes et drapeaux verts du Hamas. De même que tous les
militants les plus engagés, elles ont accepté de quitter le campus pour suivre
les résultats à l'extérieur, à la demande de l'administration qui craint les
affrontements. Sur le campus, la foule est dense et la tension vive. En
Palestine, l'élection des représentants étudiants est véritablement un scrutin
politique. Tout le campus a vécu une intense campagne électorale pour
départager sept listes dont les principales représentent les grands partis
politiques nationaux : Le Hamas, le Fatah, le FPLP, le Djihad Islamique et
des formations indépendantes. A. a fait campagne pour le Front Populaire de
Libération de la Palestine, le parti marxiste nationaliste palestinien. Pendant
qu'il nous parle de la vie universitaire et de la campagne menée, les résultats
tombent : 21 sièges pour le Hamas, 20 pour le Fatah et deux pour le Djihad
Islamique.
Des
scores aussi serrés pour ces deux partis qui se disputent intensément, voire
violemment, le pouvoir dans le pays depuis la mort de Yasser Arafat, ne
manquent pas de créer des heurts. On se bouscule, on crie, puis des coups de
feu retentissent. Un étudiant reçoit une balle dans la jambe, une autre sera
blessée dans la bousculade. A. et ses amis accusent le coup de la défaite.
Toute la nuit, la tension reste vive. Nous entendrons de nombreux coups de feu
et de canons avant que, le lendemain, la vie ne reprenne comme si de rien
n'était. Les événements auxquels nous venons d’assister sont à l’image de ce
qu’est devenue la pratique politique palestinienne : un semblant de
démocratie ou chaque scrutin finit en affrontement violent voire armé entre un parti de
plus en plus connivent avec l’occupant et un autre ouvertement islamiste.
En
réalité, nous trouverons la véritable pratique politique de résistance
ailleurs. Le lendemain, nous participons à notre première manifestation, de l'intérieur.
À quelques kilomètres de Ramallah se trouve le petit village de Bil'in. La
construction du mur de séparation est venue confisquer aux paysans 60% de leurs
terres. Depuis janvier 2005, tous les vendredis, la population manifeste
pacifiquement. Chaque semaine de nombreux militants pacifistes et anarchistes
venus d'Israël et d'ailleurs viennent soutenir les villageois. Le chauffeur de
taxi qui nous y emmène est du village. Il nous invite à venir sur le toit de sa
maison pour constater au loin les immenses colonies israéliennes qui
s'installent. Elles ressemblent à de gros quartiers résidentiels occidentaux où
s'alignent sur plusieurs rangées une multitude de bâtiments identiques. La
plupart sont encore clairement en construction ou inhabités. Pour le gouvernement
israélien, l'essentiel est déjà d'occuper les terres, les colons arriveront
ensuite, incités par les privilèges fiscaux et sociaux destinés favoriser le
peuplement du grand Israël par des populations juives. Plus près, nous voyons
le mur, ou plutôt la « barrière de séparation » qui serpente sur
plusieurs kilomètres. Car elle n'est pas encore un mur en dur, mais est
composée de plusieurs rangées où s'alternent, haute clôture électrifiée,
barbelés, fossés, bandes de sable pour identifier toute empreinte de pas, le
tout sous surveillance vidéo et longé par une route goudronnée permettant les
patrouilles de surveillance.
Le
déroulement de la manifestation est un véritable rituel, inchangé depuis le
début. Les internationaux se rejoignent dans le jardin d'une maison, partagent
le café avant que les villageois ne viennent les chercher. Nous discutons avec
deux militants anarchistes israéliens. Le premier est d'origine anglaise. Déjà
militant en Grande-Bretagne, à son arrivée il s'est naturellement rapproché des
anarchistes de Tel-Aviv qui font régulièrement le déplacement à Bil-in pour la
manifestation hebdomadaire. Un déplacement peu aisé car les Israéliens n'ont
absolument pas l'autorisation de pénétrer en territoire palestinien, à moins de
disposer d'une double nationalité et de présenter son autre passeport. La
seconde militante est née en Israël. Elle nous parle de l'Etat militaire
israélien, de comment le long service militaire que doit effectuer chaque jeune
soutient idéologiquement la politique d'occupation. Plus encore que l'école
c'est le service militaire qui fait figure de passage obligé pour l'intégration
dans la société civile. Elle nous explique y avoir échappé en feignant d'être
handicapée mentale. Enfin, nous rencontrons une française, étudiante et
militante à la CNT qui s'intéresse au mode particulier de résistance pacifique
et internationaliste du petit village de Bil'in.
Les
habitants viennent nous chercher. Distribution d'oignons, il paraît que pour ne
pas souffrir des gaz lacrymogènes, il faut plonger son nez dedans. Rythmés par
les slogans en arabe, les manifestants empruntent le petit chemin à travers les
champs d'oliviers et en direction du mur. Nous voyons notre but au loin, il est
entouré de camions de transport de troupes, de blindés et d'un mur de soldats
qui nous attendent. D'autres se sont déjà avancés et nous observent de part et
d'autre du chemin. Derrière le cortège une ambulance du croissant rouge nous
suit. Chaque semaine des blessés sont à déplorer. Arrivés face aux soldats, les
slogans fusent de plus belle, les manifestants sautent. La photo est à l'image
du pays : une poignée de paysans et de jeunes militants brandissant leurs
drapeaux et quelques slogans, face à un mur de soldats armés et imperturbables.
Un très vieil homme se jette contre la barrière pour taper de ses mains contre
les boucliers des soldats. Ceux-ci répliquent à coup de matraque. Le vieil
homme s'effondre et on l'évacue sur une civière. Les manifestants s'énervent de
plus belle. Sans lésiner sur les moyens, les soldats tentent de disperser le
cortège par des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes. Mais à chaque
fois, la foule revient au contact. Ils chargent mais ne frappent que les
Palestiniens. Les militants internationaux font bouclier pour les protéger. Au
loin, à l'arrière, des gamins lancent des pierres avec des frondes. Un peloton
de quatre soldats sortant les armes s'avance pour leur tirer dessus. Nous nous
mettons autour d'eux, à un ou deux mètres, pour les filmer. Ils continuent sans
scrupule. Nous crions en anglais : « Ce sont des enfants !
Vous tirez sur des gamins ! », puis des slogans comme « One,
two, three, four ! Occupation no
more ! Five, six, seven, eight ! Israël is a fascist
state ! ». Petit
à petit, les soldats nous repoussent en arrière jusqu'au village. Les blessés
sont accompagnés par les infirmiers du croissant rouge. Les journaux du
lendemain en déploreront 14, dont six enfants. Un activiste israélien est
arrêté, puis relâché le lendemain. Nous avons tenu deux bonnes heures. Pour les
soldats, ce fut un jeu d'enfant. Éprouvés, nous prenons un café au village avec
un militant anarchiste de Tel Aviv. Visiblement ému, il nous déclare être
révolté par la manière dont son pays traite la population palestinienne et la
violence avec laquelle il lui répond quand elle proteste. Il peste contre
l'extrême-gauche israélienne qu'il ne voit jamais dans les manifestations de
soutien aux Palestiniens.
À Bil'in nous avons pu assister à un bel exemple de mobilisation politique, dans un esprit internationaliste et solidaire. Mais surtout, nous avons pu échanger avec cette partie de la population israélienne qui s'oppose à la politique impérialiste de son gouvernement. Celle qui refuse de servir dans l'armée et préfère se mettre en face d'elle. À l'image de « Breaking the silence », ce film réalisé par des déserteurs de l'armée, ces militants prennent le risque de se faire exclure de toute la société civile, pour dénoncer la manière dont l'État militaire israélien terrorise sa propre population et oppresse celle de Palestine.