Carnet de voyage en pays occupé
Deuxième partie. Jénine
Arrivés à Jénine,
nous visitons le camp de réfugiés qui dénote avec le reste de la petite ville
arabe. Celle-ci est chaleureuse, traversée par un grand boulevard et quelques
larges rues animées par les klaxons, la foule, et un marché où les vendeurs
de fruits et de légumes, de viandes et autres pâtisseries crient pour attirer
le chaland. Au contraire, dès l'arrivée dans ce qu'on appelle « le camp »,
on remarque la hâte avec laquelle les bâtiments ont été construits. A l'exception
de la rue principale au pied du camp, tout le reste est construit à flanc
de colline et quasiment inaccessible en voiture tellement les ruelles sont
raides et défoncées par le passage des blindés. Toutes les maisons sont identiques :
de forme carrée et jamais achevées, les étages s'ajoutant au fur et à mesure
que le camp se peuple. Ici n'existe aucune activité commerciale ou sociale,
aucun véritable magasin, café ou restaurant, aucun centre culturel ou sportif.
Seuls lieux de vie : quelques épiceries improvisées au rez-de-chaussée
d'une maison, l'école à l'entrée du camp, un terrain vague faisant office
de terrain de football, et le fameux « théâtre de la liberté » créé
par Arna Mer Khamis, cette fervente militante communiste israélienne dont
l'histoire est contée dans « Les enfants d'Arna », l'incroyable
film réalisé par son fils Juliano. Dans tout le camp, les murs sont littéralement
tapissés d'affiches de « martyrs » posant en armes, l'air sévère,
parfois entourés de médaillons représentant les leaders de leurs groupes politiques.
Chaque fois qu'un combattant décède, une affiche à son effigie est reproduite
en centaines d'exemplaires pour recouvrir les murs des rues adjacentes à sa
maison. La nuit cela en devient effrayant. Le camp ne disposant pas de véritable
éclairage public, seules de grandes affiches de martyrs illuminées procurent
un peu de luminosité aux ruelles.
Pendant notre
séjour, la population commémore les évènements survenus cinq ans plus tôt.
Le 3 avril 2002, en représailles contre un attentat perpétré à Netanya, les
israéliens déclenchent l'assaut sur cette ville qu'ils considèrent comme le
plus grand vivier de kamikazes palestiniens. Le siège dura 9 jours entiers.
Après les avions, les hélicoptères et les chars, d'énormes bulldozers de l'armée
achèvent la mission. Bilan de l'"opération remparts" : plus
de 150 maisons littéralement rasées (10% de la ville), 52 palestiniens morts,
plusieurs milliers sans abri, sans compter la population déplacée pour fuir
l'attaque. Nous croisons des vestiges encore intacts de cet événement :
maisons en ruine, carcasses de voitures criblées de balles, cimetières où
sont alignées des dizaines de tombes identiques. Pour se souvenir de l'évènement,
une grande manifestation est organisée. Les combattants sortent en arme, grenades
à la ceinture, brandissant fusils, mitraillettes et lances-roquettes, tirant
des coups de feu en l'air. Rien n'est de trop pour impressionner l'adversaire
qui nargue du haut de ses hélicoptères. La manifestation se dirige vers le
terrain au centre du camp où une tribune a été installée. Par groupe et de
manière presque rituelle, les militants traversent la foule jusqu'à l'estrade.
Les combattants du Hamas en premier : uniformes militaires, casques,
fusils au bras et grenades à la poitrine. Ensuite viennent les Brigades des
Martyrs d'Al-Aqsa : aussi lourdement armés, tout en noir, cagoule noire
avec un bandeau noir aux inscriptions jaunes. Enfin, arrivent les « suicide
bombers » du Djihad islamique, combattants les plus radicaux se destinant
aux attentats-suicide : habillés tout en blanc, cagoule blanche et bandeau
grillagé vert sur les yeux. Arrivés à la tribune, ils tirent en l'air. Très
remontés, les leaders prennent tour à tour la parole. Zakaria Zubeidi, le
grand leader du camp harangue longuement la foule pour que le combat contre
l'ennemi continue. Puis, dans ce climat électrique survient le clash :
deux combattants s'empoignent, les coups de feu partent, la foule se met à
paniquer, les femmes et les enfants poussent des cris stridents, tout le monde
se met à courir. Nous nous réfugions derrière une camionnette le temps que
les choses retrouvent leur calme.
C'est notamment
pour les enfants que le climat nous semble malsain. Ceux que nous voyons courir
autour de nous sont autant excités par l'évènement qu'effrayés par la foule
et les coups de feu. Certains, déguisés en combattants et brandissant leurs
armes en plastique, jouent à se battre ou à poser à la manière des héros sur
les affiches placardées dans tout le camp. Mais ce n'est pas particulièrement
la commémoration d'aujourd'hui qui est la cause de cette excitation. Ce matin
même, un des instituteurs du camp nous décrivait l'état permanent d'énervement
des enfants, la paranoïa ou bien l'agressivité de nombre d'entre eux, le fait
qu'ils dorment peu la nuit, redoutant les incursions régulières et étant réveillés
à chaque coup de feu. Comment peut-il en être autrement lorsque chacun d'eux
a perdu un proche dans cette tragédie, que presque chaque nuit les combats
se font entendre et que chaque jour ils jouent dans ce décor sordide entourés
de ces martyrs-modèles ? A peine sommes nous arrivés en Palestine que
déjà nous nous demandons ce que peut signifier l'enfance lorsque l'on grandit
dans de pareilles conditions. C'est le propos du film de Juliano Mer Khamis
dans lequel se succèdent des images de la création du théâtre de Jénine à
la fin des années 80 et d'autres postérieures aux évènements de 2002. Dans
les premières, les enfants semblent jouer dans l'insouciance, mais déjà on
perçoit les traumatismes liés à l'occupation en les voyant imiter avec une
incroyable vérité la violence des soldats israéliens. Dans les secondes, Juliano
est retourné filmer treize ans plus tard ce que ces gamins sont devenus. On
y voit la ville en ruine, le théâtre détruit, et le réalisateur constatant
que tous les enfants filmés alors sont morts au combat, dans un attentat suicide,
ou bien sont engagés dans la lutte armée contre l'ennemi. Ce que ce film montre
de plus violent, ce n'est pas tant la violence quotidienne qu'a à subir toute
une population, mais celle qui supprime l'avenir d'un peuple en lui confisquant
son enfance.
La dureté des
conditions de vie nous marque d'autant plus qu'elle contraste avec l'hospitalité
et la gentillesse de la population. Un soir, nous sommes invités chez N.,
un jeune étudiant de l'université américaine rencontré au théâtre. Il nous
présente sa sœur, sa grand-mère et sa mère qui nous a préparé des spécialités
pâtissières. Le père de N. n'est pas là, mais on nous en raconte l'histoire
tragique. Alors qu'il avait moins
d'un an, son propre père s'était fait tuer par des policiers israéliens.
Le père de N. vécut toute son enfance dans le culte du souvenir de ce père
martyr. Ce souvenir associé à l'engagement militant et résistant que partagent
quasiment tous les jeunes de Jénine lui fera commettre l'irréparable. Il fabriqua
une bombe artisanale qu'il destinait à un commissariat de police, mais se
fît arrêter avant de la poser. Condamné à dix ans d'emprisonnement, il en
passa une grande partie dans une espèce de mitard sombre. La privation sensorielle
est l'une des formes de torture répandue dans les geôles israéliennes. Ses
yeux ne l'ont pas supporté. À sa libération, il sortit presque aveugle. Malgré
tout, N. refuse de suivre la voie de la lutte armée. Il nous parle avec aigreur
de la vie infligée aux Palestiniens : la privation de toute liberté de
déplacement, les humiliations aux check-points où il a vu, sous la menace
du fusil d'un soldat qui s'ennuie, des hommes contraints à se déshabiller
ou même à danser en échange d'un droit de passage, le manque d'eau, les infrastructures
détruites par les chars et les bulldozers, la situation économique d'un pays
qui étouffe. Mais plutôt que d'utiliser la force, il dit préférer « mettre
son intelligence au service de la résistance », ne pas abandonner ses
études et militer. « Comment peut-on se battre contre des F-16 et des
chars ? », nous dit-il, tout en reconnaissant que sans l'action
des combattants, les israéliens auraient déjà pris le contrôle de la totalité
du pays et déplacé sa population hors du grand Israël.
A chaque fois,
ce qui nous surprend c'est le recul avec lequel les Palestiniens considèrent
le quotidien qu'ils vivent. Ils ne manifestent aucune haine envers le peuple
israélien, mais seulement contre son gouvernement et l'armée. À l'inverse,
en entretenant un climat de paranoïa, la propagande idéologique et sécuritaire
d'Israël fait tout pour nourrir la haine que sa population doit vouer aux
arabes, alors que celle-ci n'a à vivre aucune situation d'occupation, de privation
ou d'humiliation.