Carnet de voyage en pays occupé
Première partie. L’Arrivée
C'est vers quatre heures du matin que nous
arrivons à Ben Gurion Airport, entre Tel Aviv et Jérusalem. C'est l'aéroport
le plus important du pays. Mais aussi le plus sûr du monde, paraît-il. Je
dirais plutôt le plus paranoïaque et sécuritaire. À l'exception des nombreux
drapeaux israéliens, il semble à première vue comme tous les autres :
moderne et sans vie. A première vue seulement car l'interrogatoire d'arrivée
à la douane est déjà méfiant et insistant. Mais nos passeports sont insoupçonnables
et nous jouons avec brio la pièce longuement répétée avant le départ :
Nous sommes des pèlerins chrétiens... venus visiter les lieux saints...
non, nous ne comptons pas sortir de Jérusalem, si ce n'est pour goûter à la
vie nocturne de Tel Aviv... non, nous ne connaissons personne dans la région...
Nous nous estimons heureux de passer aussi facilement compte tenu des
témoignages que nous avons lus et entendus : heures d'attente en salle
de détention, interrogatoires qui n'en finissent pas, fouilles complètes,
confiscations d'objets ou de documents qui pourraient nuire à la « sécurité »
d'Israël (comprenez : à sa réputation), interdictions de territoire...
au point que nombreux sont ceux qui se résignent à passer par la Jordanie
pour rejoindre la Palestine. Au retour, le passage par Ben Gurion sera d'ailleurs
une autre paire de manches.
Sortis de l'aéroport, nous prenons un « sheirut »,
taxi collectif bon marché. Notre chauffeur est arabe israélien. Mieux lotis
que les arabes de Palestine, ceux-ci sont pourtant aussi l'objet de toutes
les discriminations : travaux sous-payés, droits sociaux refusés, difficultés
à trouver un logement, harcèlement pour qu'ils quittent Jérusalem. Le taxi
arrive à Jérusalem-Est, porte de Damas, entrée de la vieille ville arabe.
Mais cela n'empêche rien, Israël sait se faire rappeler : partout, dans
chaque rue, tous les dix mètres, des drapeaux israéliens ont été soigneusement
disposés par la municipalité. La colonisation est aussi (peut-être même surtout)
idéologique. Nous comprenons déjà que Jérusalem est bel et bien de l'histoire
ancienne pour les Palestiniens. Peu avant six heures du matin, les rues sont
totalement désertes. Nous prenons plaisir à déambuler dans les ruelles des
souks, à traverser les lieux saints sans une âme qui vive. Le mur des lamentations
s'offre à nous sous la lumière rasante de l'aurore, et nous montons l'esplanade
des mosquées accompagnés du soleil levant. Si seulement nous savions avec
quel autre regard nous retrouverons ces lieux quelques jours plus tard, nous
profiterions de ce moment davantage. Mais la ville s'éveille lentement et
il est temps pour nous de prendre la route pour Jénine avant que l'avancement
de la journée n'entame l'humeur des soldats et ne rende le passage des nombreux
check-points trop difficile. Avant cela, sur le chemin qui nous mène au point
de rassemblement des bus pour Ramallah, nous marchons derrière une vieille
femme arabe vêtue de son jilbab. Soudain, un groupe d'enfants surgit, coiffés
de leur kippa. Ils se mettent à se moquer ouvertement de la vieille femme,
à tirer sur son vêtement, et visiblement à lui proférer des insultes. Leur
accompagnateur, la vingtaine, ne bronche pas. Seule la vieille femme se fâche
brièvement avant de poursuivre son chemin. Premier contact avec le conflit.
La grande route qui mène vers Ramallah butte
sur le mur. Le bus doit longer sur plusieurs kilomètres les zigzags arbitraires
que forme cette impressionnante construction. Nous sommes trop près pour bien
le voir. Il ne fait que boucher notre vue, ne nous offrant de temps à autre
que quelques graffitis : This wall is a shame! This wall must fall!
Enfin, nous aboutissons au check-point de Qalandia, porte d'entrée de la Palestine,
volontairement excentré, loin de Jérusalem. Il ressemble à un péage autoroutier.
Un régiment de militaires israéliens férocement armés y contrôlent chaque
véhicule, chaque identité. C'est l'un des plus grands, mais il a ceci de commun
avec tous les autres : le passage est relativement aisé d'Israël vers
les territoires occupés, alors que des queues monstres de véhicules et de
piétons se forment dans l'autre sens. Nous voyant surpris de la facilité avec
laquelle nous passons, on nous explique qu'aux check-points c'est selon l'humeur
des soldats que certaines voitures passent ou non, mais aussi que certains
passagers passent ou doivent retourner à pied, parfois après s'être fait hurler
dessus, humilier, ou viser à bout portant. Après avoir abandonné notre bus
à Ramallah pour un « service » (ainsi se nomment les taxis collectifs
côté palestinien), nous reprenons notre route plein nord et passons, toujours
sans trop d'encombre, plusieurs check-points. A chaque fois c'est le chauffeur
du mini-bus qui se charge de tendre les passeports aux soldats. Ceux-ci sont
parfois cléments quand ils voient des papiers internationaux. Nos compagnons
de route palestiniens s'en réjouissent. A chaque contrôle, je regarde attentivement
ces gamins âgés d'à peine 18 ans. Israël est un État militaire où chaque jeune
(garçon comme fille) est envoyé dès sa majorité servir pendant trois ans dans
les territoires occupés (21 mois pour les filles). Ces soldats pourraient
être mes élèves, à la différence non négligeable de la posture qu'ils prennent.
Lourdement équipés et armés, je suis frappé par l'assurance avec laquelle
ces gosses manipulent leur énorme attirail, le regard sévère et insistant
avec lequel ils demandent leurs papiers à des personnes qui pourraient être
leurs grands parents, à moins qu'ils ne se servent eux-mêmes dans la poche
de leur chemise. Parfois, au contraire, mais seulement parce que nous sommes
internationaux, ils esquissent un petit sourire en nous demandant d'où nous
venons et où nous allons, comme pour mieux souligner la clémence avec laquelle
ils nous laissent passer. Quand c'est le cas, ils peuvent aussi ajouter un
be careful protecteur, une manière de montrer qu'Israël laisse librement
les internationaux enquêter sur la manière dont il se défend du danger terroriste.
Bien évidemment, le passage d'un check-point n'est jamais la même épreuve
pour un Palestinien que pour un international. Mais nous aurons très vite
une idée de ce que la population a à endurer. Non loin de Jénine, approchant
d'un des derniers check-points de notre route, les soldats nous font signe
de nous arrêter à une cinquantaine de mètres d'eux. À cette distance, ils
ne voient pas qui se trouve dans le véhicule. En hurlant, il nous ordonnent
de descendre et de mettre les mains en l'air, l'un d'eux nous visant de son
arme. Ils continuent à aboyer en hébreu, mais nous ne comprenons rien. Les
autres soldats nous mettent en joue également. Les Palestiniens, visiblement
habitués, comprennent que nous devons soulever nos vêtements. Peu rassurés
nous nous exécutons. Les soldats continuent à hurler. Nous ne comprenons toujours
pas. Ils chargent leur arme. Le bruit nous glace. L'un d'eux désigne ma sœur
pour qu'elle lève son tee-shirt à son tour. Habituellement les femmes échappent
à cette épreuve. Finalement, le ton baisse et ils s'approchent de nous. Nous
sommes paralysés. Les Palestiniens nous font comprendre que tout va bien.
Arrivés à notre niveau, les soldats contrôlent nos papiers en souriant. Ils
blaguent entre eux, rigolent, nous demandent où nous allons et dans quel but,
mais sont visiblement peu intéressés par la réponse. Nous sommes finalement
autorisés à remonter dans le véhicule et à repartir, à l'exception d'un des
passagers qui devra rester là. Toute cette scène n'était qu'amusement ou provocation.
Qui croirait que, dans ce sens, il y ait un risque que quelqu'un aille se
faire sauter en Palestine. Comme si, d'ailleurs, l'armée israélienne s'inquiétait
pour une ville comme Jénine, qu'elle présente comme le plus grand vivier de
terroristes palestiniens, qu'elle n'a pas hésité à bombarder ou dont elle
rase des maisons à coup de bulldozer. En repartant, nous croisons un autre
« service » qui se fait contrôler. Les neuf passagers sont tenus
en joue et alignés les bras en l'air pendant que leurs sacs sont vidés à même
le sol.
En Palestine, impossible de prévoir le temps
qu'il faut pour se déplacer et ce que l'on aura à endurer. C'est selon le
nombre de check-points et au bon vouloir des soldats. Nous arrivons à Jénine
vers midi : une demi-journée pour longer la centaine de kilomètres de
ce grand axe nord-sud. C'est peu et c'est déjà bien d'être arrivés. Mais pour
nous, le ton est donné.