Note de lecture : L’Horreur économique
L’Horreur Economique est sorti il y a onze ans maintenant. Viviane
Forrester y aborde de manière lucide la question de la disparition du travail. Le
travail, nécessaire à toute survie, est aujourd’hui un mot vide. Le monde
auquel ce terme fait référence a disparu.
En premier lieu, ce que l’on nomme crise économique n’existe pas, c’est un
leurre au service d’une véritable mutation de notre civilisation. Et pourtant
tous les discours politiques s’accrochent au mythe du plein emploi, zappant la
souffrance réelle des masses rejetées dans la misère. Ce mythe permet
d’anesthésier ceux qui ne sont pas encore au chômage, les rendant sourds à la
détresse de la masse. Le chômage est la mise en contact avec le cyclone
planétaire qu’est la suppression du travail, des emplois. Cependant, au nom du
mythe du plein emploi, on culpabilise les chômeurs. Cette culpabilisation est
intégrée par les chômeurs eux-mêmes, provocant résignation mortifère,
souffrance et honte, donc menant à la
soumission politique et économique.
Or, obtenir l’indifférence générale est, pour un système, la plus grande des
victoires.
Tous les discours politiques se ramènent en fait à
un objectif : faire admettre à la masse qu’elle doit être rentable,
méritante, utile, exploitable, pour avoir le droit de vivre. Les privilégiés,
eux, tiennent ce droit d’office. La pénurie de travail, organisée et voulue,
permet de baisser les salaires des emplois restants, ainsi que les conditions
de travail. On prépare une société d’esclaves où le travail de l’esclave n’est
presque plus nécessaire. Donc, concrètement, on pousse au suicide. Le plus
grand nombre devient superflu et nocif. La menace plane d’une gestion politique
du problème par un système autoritaire et barbare.
Les textes, discours et
politiques qui parlent du travail et du chômage traitent en fait du profit,
sans jamais le nommer. Mais on ne s’attaque pas au profit, car plus de profit
dit plus d’emplois, sans qu’on n’en voie jamais la couleur. Ainsi s’impose tous
les jours davantage la logique du profit, à travers la propagande politique des
mots positifs. Par contre les mots profit, prolétariat, capitalisme, sont
oubliés et niés, mais toujours indispensables pour parler et comprendre la
situation.
Le diktat économique de la classe dirigeante est
général, planétaire. Les politiques ne font que plâtrer les points de détail
pour nous masquer l’essentiel. Et la prétendue absence de solution prouve
seulement que le problème est mal posé. Et comme le pouvoir politique, les
médias ont pour tâche d’assourdir, d’abrutir. Car le pouvoir de la pensée est
insurrectionnel. Sans pensée, on se contente de changer les individus au
pouvoir sans s’attaquer au système, et « la hiérarchie se porte bien » (p. 85). Pendant ce temps, les profits s’amplifient comme
jamais encore jusqu’à présent.
La classe anonyme dirigeante est aussi mise en
lumière dans ce livre. Car il n’y a pas que le travail qui ait disparu. Gouvernants,
patrons, possédants deviennent de plus en plus inaccessibles, fantomatiques.
Les propriétaires sont anonymes. L’usine délocalisée est perdue de vue. Une
caste dirige le nouveau monde, brassant du virtuel, ne communiquant qu’à peine
avec l’ancien monde des patrons habitant une luxueuse demeure non loin de leur
usine. La nouvelle caste évolue dans sa propre sphère. Pour elle, les Etats et
gouvernements font figure de municipalités. Cette caste dépasse et domine les
Etats, et s’en sert, notamment par le biais de la banque mondiale, du FMI ou de
l’OCDE.
Alors autant dire qu’à ses yeux le monde salarial
est un archaïsme. La misère n’est pas le but de la caste dirigeante mais,
poursuivant ses propres objectifs, elle la rencontre et en tire parti. L’économie
privée anonyme, « despotique » (p. 132) et « carnassière »
(p. 167), échappe à tout contrôle. Mobile, influente, sans souci électoral
ni responsabilité, elle écrase pour son propre profit, laissant soin aux
politiques de faire croire que c’est pour le bien de tous. Tout ce beau monde
camoufle le naufrage de notre civilisation, le met au compte de crises. Le
marché n’a plus besoin de la masse, et ne fait que tolérer sa présence. La
masse, de non-rentable, devient coûteuse. Pour l’auteure on est à deux doigts
de l’élimination calculée. Personne ne l’affirme encore clairement. Par
conséquent personne ne s’y oppose non plus clairement.
Pire que la situation actuelle, c’est notre
aveuglement qui nous met en danger. La sphère que nous refusons en vain de quitter
est celle du travail. Son absence, utopie jamais réalisée, nous apparaissait
jusqu’à présent comme prise en charge par tout le monde et non imposée par
quelques maîtres d’esclaves désormais inutiles. La solution n’est pas de
restaurer un plein emploi qui ne reviendra jamais, et qui restaurerait du même
coup un système qui nous a menés là où nous en sommes. La solution avancée par
Viviane Forrester est d’apprendre à employer nos vies à autre chose qu’à être
utilisés, accompagné d’un mode de répartition des richesses qui ne soit pas
fondé sur une rémunération d’emploi. Une nouvelle société, vivable pour le plus
grand nombre, ne peut s’organiser qu’à partir de l’absence du travail, ou
plutôt de l’absence d’emploi. Cette perspective peut sembler désespérante, mais
prendre le risque du désespoir, par la lucidité, « est la seule chance
de voir renaître la capacité de lutter » (p. 174).
L’Horreur Economique par Viviane Forrester,
Rééd. 1999 Le Livre de Poche