L’Appel d’outre-tombe
« Le savoir et le vouloir »
« Si les ouvriers d’une usine voulaient mettre en question l’ordre existant, ils se heurteraient à la police et, si le mouvement se généralisait, à l’Armée. On sait, par l’expérience historique, que ni la police ni l’Armée ne sont imperméables face à des mouvements généralisés ; et peuvent-elles tenir contre l’essentiel de la population ? Rosa Luxemburg disait : “Si toute la population savait, le régime capitaliste ne tiendrait pas 24 heures.” Peu importe la résonance “intellectualiste” de la phrase : donnons à savoir toute sa profondeur, lions-le au vouloir. N’est-elle pas vraie d’une vérité aveuglante ? Oui et non. Le oui est évident. Le non découle de cet autre fait, également évident, que le régime social empêche précisément la population de savoir et de vouloir. A moins de postuler une coïncidence miraculeuse de spontanéités positives d’un bout à l’autre d’un pays, tout germe, tout embryon de ce savoir et de ce vouloir qui peut se manifester en un endroit de la société est constamment entravé, combattu, à la limite écrasé par les institutions existantes. C’est pour cela que la vue simplement “psychologique” de l’aliénation, celle qui cherche les conditions de l’aliénation exclusivement dans la structure des individus, leur “masochisme”, etc., et qui dirait à la limite : si les gens sont exploités, c’est qu’ils veulent bien l’être, est unilatérale, abstraite et finalement fausse. Les gens sont cela et autre chose, mais dans leur vie individuelle le combat est monstrueusement inégal, car l’autre facteur (la tendance vers l’autonomie) doit faire face à tout le poids de la société instituée. (…) Le savoir et le vouloir ne sont pas pure affaire de savoir et de vouloir, on n’a pas affaire à des sujets qui seraient volonté pure d’autonomie et responsabilité de part en part, s’il en était ainsi il n’y aurait aucun problème dans aucun domaine. Ce n’est pas seulement que la structure sociale est “étudiée pour” instiller dès avant la naissance passivité, respect de l’autorité, etc. C’est que les institutions sont là, dans la longue lutte que représente chaque vie, pour mettre à tout instant des butées et des obstacles, pousser les eaux dans une direction, finalement sévir contre ce qui pourrait se manifester comme autonomie. C’est pourquoi celui qui dit vouloir l’autonomie et refuse la révolution des institutions ne sait ni ce qu’il dit ni ce qu’il veut. »
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société (Editions du Seuil, 1975).