L’Appel d’outre-tombe

« La Question de la violence révolutionnaire »

 


« Qu'est-ce que la violence ? Où commence-t-elle ? Où les actions collectives des masses, admissibles et conformes au but, deviennent-elles violence ? Nous doutons fort que Lansbury ou tout autre pacifiste soit capable de répondre à cette question, à moins de se borner à un simple renvoi au code pénal, où ce qui est permis et ce qui est défendu est précisé. La lutte des classes est une chaîne ininterrompue de violences ouvertes ou masquées, “régularisées” à tel ou tel degré par l'État, qui représente, à son tour, l'appareil de la violence organisée du plus fort des adversaires, c'est-à-dire de la classe dominante. La grève est-elle une violence ? Il fut un temps où les grèves étaient interdites ; chaque grève était alors presque inévitablement liée à des conflits physiques. Puis, à la suite du développement pris par les grèves, c'est-à-dire de la violence des masses exercée contre la loi, ou plus exactement des coups sans cesse portés par les masses à la violence légale, les grèves furent légalisées. Est-ce à dire que Lansbury ne considère que les grèves pacifiques, “légales”, c'est-à-dire autorisées par la bourgeoisie, comme des procédés admissibles de lutte ? Mais si les ouvriers n'avaient pas organisé des grèves au début du XIXe siècle, la bourgeoisie anglaise ne les aurait pas légalisées en 1824. Et si l'on admet l'exercice de la violence ou le recours à la force, sous la forme des grèves, il faut en prendre toute la responsabilité, y compris celle de la défense des grèves contre les jaunes à l'aide de mesures adéquates de contre-violence.(…)

Quand la classe ouvrière est obligée de recourir, pour son émancipation, à la grève générale, elle doit se rendre compte à l'avance que celle-ci entraîne inévitablement des collisions armées et des conflits analogues, locaux et généraux ; elle doit se rendre compte à l'avance que la grève ne sera pas repoussée dans le seul cas où la riposte nécessaire aura tout de suite été donnée aux briseurs de grève, aux provocateurs, aux fascistes, etc. ; elle doit prévoir à l'avance que le gouvernement dont la destinée se joue, jettera inévitablement dans la lutte, à un moment ou à un autre, ses forces armées, et que le destin du régime et, partant, du prolétariat, dépendra de l'issue du conflit des masses révolutionnaires avec ces forces armées. Les ouvriers doivent prendre à l'avance toutes les mesures pour mettre les soldats du côté du peuple par une agitation préalable ; mais ils doivent aussi prévoir à l'avance qu'il restera toujours au gouvernement assez de soldats sûrs ou à peu près sûrs pour tenter de réprimer l'insurrection, de sorte que la question se résoudra en dernier lieu par un conflit armé, auquel il faut se préparer d'après un plan arrêté à l'avance, et dans lequel il faudra s'engager avec une entière résolution révolutionnaire.

Il n'est que la résolution la plus haute qui puisse, dans la lutte révolutionnaire, arracher l'arme des mains de la réaction, abréger la guerre civile, diminuer le nombre de ses victimes. Si l'on n'y consent pas, point n'est besoin de prendre les armes ; si l'on ne prend pas les armes, pas de grève générale possible ; si l'on renonce à la grève générale, on ne peut pas penser à une lutte sérieuse. Il ne reste alors qu'à éduquer les ouvriers dans l'esprit d'une apathie complète, ce dont s'occupent par ailleurs l'école officielle, les partis gouvernants, les clergés de toutes les églises, et… les prédicateurs socialistes de l'inadmissibilité de la violence. (…)

Est-il vrai que la question de l'admissibilité et de la conformité de la violence au but poursuivi soit tranchée selon la forme plus ou moins démocratique de la domination bourgeoise ? Cette conception est entièrement démentie par l'expérience historique. La lutte entre la tendance révolutionnaire et la tendance pacifique, légale, réformiste, au sein du mouvement ouvrier, ne commence pas au moment de la fondation de la République ou de l'institution du suffrage universel. A l'époque du chartisme et jusqu'en 1868, les ouvriers anglais furent privés de tout droit de vote, c'est-à-dire de l'instrument principal du développement “pacifique”. Le mouvement chartiste fut pourtant divisé en partisans du recours à la force physique, ceux-ci suivis de la masse, et partisans de la force morale, nombreux surtout parmi les intellectuels petits-bourgeois et les membres de l'aristocratie ouvrière. Dans l'Allemagne des Hohenzollern, pourvue d'un Parlement impuissant, les partisans des réformes parlementaires et les protagonistes de la grève générale révolutionnaire étaient aux prises, dans la social-démocratie. Enfin, en Russie même, sous l'autocratie, sous le régime du 3 juin, les mencheviks voulaient remplacer les méthodes révolutionnaires d'action par le mot d'ordre de la lutte pour la légalité. Ainsi, l'argument de la République bourgeoise ou du suffrage universel, argument suprême du réformisme et du légalisme, est le produit d'une théorie bornée, d'une courte mémoire ou d'une hypocrisie indéniable. En réalité, le réformisme légaliste équivaut à l'agenouillement des esclaves devant les institutions et les lois des esclavagistes. Le suffrage universel fait-il ou non, partie de ces institutions, l'édifice en est-il couronné d'un monarque ou d'un président ? La question n'est déjà plus, pour l'opportuniste, que secondaire. Il est toujours à genoux devant l'idole de l'État bourgeois, et ne consent à marcher vers son idéal que par les portes construites pour lui par la bourgeoisie. Et ces portes sont construites de façon à être infranchissables. »

Léon Trotsky, Où va l'Angleterre ? (1935)

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